INTERVIEW : Le pouvoir de la sémiologie : je réponds aux questions d’Emie, graphiste !

Il y a quelques semaines, Emie m’a contactée pour en savoir plus sur mon métier. Évoluant dans le monde du graphisme, elle avait des questions bien précises sur l’apport de la sémiologie. J’ai trouvé ses interrogations pertinentes et éclairantes. C’est toujours un très bel exercice pour moi afin de rendre encore plus clair ce que je fais. Et surtout, d’insister sur ce rôle de passerelle entre l’héritage du passé et les enjeux actuels de notre monde moderne.

Je vous laisse découvrir tout ça ! Merci Emie!

Pourquoi avoir choisi l’étude des signes ?

Cela s’est imposé à moi après la découverte en deuxième année de licence de lettres puis l’étude en Master 1 Recherche et Master 2 Recherche, de la littérature médiévale. C’est une époque où tout est signe et symbole car il fallait pouvoir s’adresser au plus de monde possible et la majorité d’entres eux n’était pas lettrés. J’ai découvert, au fil des pages de mes ouvrages que la littérature médiévale incarnait tout ce qui me semblait essentiel pour vraiment comprendre un texte : littérature, théologie, linguistique, étymologie, histoire  et philosophie. Après cela, en allant découvrir ce qui était à l’origine de tel ou tel symbole j’ai réalisé qu’il était nécessaire pour moi d’aller prendre d’autres lunettes, davantage scientifiques, car les origines symboliques prennent souvent naissance dans des particularités physiologiques. 

Une fois formée, ce métier de sémiologue s’est imposé à moi car il me semblait que toute cette somme de connaissances pouvait  être mise au service du monde actuel, avec les grands axes qu’on lui connaît : marketing, communication, rédaction de contenu etc. Cela afin de ne pas contribuer à cette coupure entre nous et un héritage collectif et j’irai même plus loin : pour nous y relier. Voilà comment j’en suis venue à exercer ce métier et à étudier les signes et les symboles.

Dans quels domaines appliques-tu la sémiologie ?

Les sciences humaines en général mais ma formation m’a particulièrement amenée à l’appliquer à la littérature, l’anthropologie, la mythologie, les contes, les légendes, le folklore, l’histoire, ainsi que l’étude du vivant (  sciences naturelles, ornithologie, herboristerie et botanique) 

Ainsi, le grand challenge pour moi c’est de mettre mes connaissances au service du monde de la communication : replacer les symboles au cœur de notre société. Ce peut être les mettre au service du monde de la communication afin de les ré-intégrer dans notre réalité. Même si ce désir d’imaginaire est souvent dévalué dans une société toujours plus scientifique et technologique, comme l’exprime Gilbert Durand, anthropologue émérite :

« La pensée occidentale a pour constante tradition de dévaluer l’image : la fonction d’imagination est psychologiquement ancrée comme maîtresse d’erreur et de fausseté. » 

Est ce que les entreprises utilisent la sémiologie ? (Nom, slogan, affiche, …) Si oui pourquoi ? Les signes ont ils un poids ? Visible et invisible? Conscient et inconscient ?

Bien sûr ! Je propose mes services pour ces différents produits : recherche de nom, recherche de baseline, conceptualisation de logo… Les signes ont un poids,  ils portent un héritage qu’il convient de décrypter car nous ne sommes pas une génération spontanée. L’histoire et la littérature en sont les témoins.

Comment les entreprises viennent elles vers toi ? Comment formulent t elles leur demande ? Quel est l’enjeu ?

Les entreprises me contacte car elles ont entendu parler de mon expertise, plutôt rare et de mes services. Comme je peux intervenir à différents niveaux elles viennent souvent par un biais puis découvrent mes offres et me demandent une autre prestation. Par exemple, une entreprise connait mes services par mes partenaires et me demande de la rédaction/copyrighting puis découvre mon catalogue et se trouve intéressée par un récit de sens pour densifier son storytelling . 

Dans quelles mesures un point est il utilisé ? Quels enjeux sont défini par l’utilisation d’un point ? Qui peut être considéré comme trop dur, trop noir. Trop froid. Trop final. Trop autoritaire ?

Selon moi, un point est avant tout un cercle si l’on revient aux origines et qu’on l’envisage comme une « image ». Donc il est important de revenir à la façon dont le cercle a été envisagé. Pour moi cela fait écho au plein, aux dimensions imaginaires et interprétatives de ce symbole fondamental. Si tu souhaites plus d’infos à ce sujet je dois avoir quelque chose sur les symboles fondamentaux dont le cercle fait partie.

Quel est le signe le plus utilisé/le plus apprécié ?

Pour moi les signes les plus utilisés, de tout temps, sont les animaux ! Et ce, car il y a un vrai jeu de miroir avec l’homme. Attention je parle de manière globale, sur les deux derniers millénaires et pas seulement d’aujourd’hui. J’ai plusieurs livres à conseiller à cet égard.

Dans le chapitre consacré aux symboles thériomorphes  de ses “Structures anthropologiques de l’imaginaire”, Gilbert Durand affirme que ce sont les images animales qui sont les plus fréquentes et les plus communes, et que rien ne nous est plus familier que celles- ci. D’elles découle également une mythologie fabuleuse avec laquelle les auteurs jouent, preuve de la profondeur de cette tendance thériomorphe de l’imagination ! 

Quel est ton signe préféré ? Pourquoi ?

Je ne saurais pas choisir mais je me retrouve beaucoup dans le végétal, qui contient tout. Je peux cependant parler du logo de mon entreprise Callianthus qui a forcément beaucoup de sens à mes yeux : c’est un thryrse, c’est à dire un bâton surmonté d’une pomme de pin et enroulé des lianes de vignes. C’est un symbole dont la lecture demande plusieurs étapes : d’abord le sème de l’élévation est présent grâce au bâton vertical, qui monte vers le ciel, et symboliquement la connaissance. Ensuite la pomme de pin dont le symbole est également la connaissance et enfin les vignes qui viennent en opposition avec la pomme de pin en termes de polarité : l’une masculine avec la pomme de pin, l’autre féminine avec les feuilles de vigne et qui, ensemble, symbolisent l’union des polarités et ainsi, dans une certaine mesure, traduit un désir d’exhaustivité. C’est très symbolique pour mon activité car je m’efforce d’avoir un regard aussi global/exhaustif que possible. Tu peux retrouver le thyrse dans l’iconographie car c’est un attribut de Bacchus/ Dionysos. 

Pourquoi les signes nous attirent ils plus que nous le pensons ?

Car ils font appel à un héritage auquel nous appartenons tous et ils font écho à notre dimension spirituelle. Les symboles font de près ou de loin écho à des questions ontologiques.  Joseph Campbell parle très bien de ça pour le système de signes qu’est la mythologie ;  

" La mythologie a pour sujet l'étude de la seule grande histoire de l'humanité, celle de notre manifestation en tant qu'êtres de même origine dans le domaine temporel qui est un théâtre d'ombres en éternelles représentations."

En effet, se familiariser avec les symboles c’est réaliser “l’immense portée de notre passé” comme il l'affirme.

La mythologie est le témoignage que l’homme ne peut pas vivre sans symboles. Et sans narration. C’est ici le rôle du sémiologue que de faire le pont entre les époques. De narrer à nouveau les histoires qui sont oubliées faute de popularité suffisante ou de lectures assidues. 

“La mythologie est un chant. C’est celui de l’imagination inspirée par l’énergie vitale”

Peut-on parler des signes comme vie souterraine du texte ?

Bien sûr, et c’est même une façon très pertinente d’en parler. Car la lecture symbolique demande d’aller chercher des informations qui ne sont pas directement accessibles et qui demandent une connaissance plus élargie, plus profonde. Le rôle du sémiologue est d’ailleurs de ne pas voir les items narratifs comme seulement utilitaires et qui servent une fonction dans le texte. Il faut les interpréter comme valant plus que seulement pour eux-mêmes. Il faut les considérer comme porteurs d’un héritage qu’il convient de mettre à jour. 

La ponctuation, selon moi, peut aussi être interrogée, et elle l’a été dans la littérature. Je pense ici à :

—> Subtil Béton, les Aggloméré.es - Éditions Atlante 

—> La Horde du Contrevent - Alain Damasio 

Egalement, à l’écriture inclusive qui, symboliquement ne se sert plus du point comme « arrêt », coupure, fin mais au contraire comme ouverture, et devient même un symbole d’inclusivité dans notre société. 

Peut on dire que les signes sont plus un code sensible qu’universel ?

Selon moi le plus approprié serait de dire que les signes sont un code aussi sensible qu’universel ! 

Ne faut il pas connaître ce code universel afin de comprendre sa part sensible ? Au delà de la syntaxe ?

Selon moi, bien sûr! ! si, il faut être curieux de comprendre les civilisations et de cette connaissance découle des points communs qui parlent d’eux-même.

Le symbole existerait alors en réaction au rationalisme et au scientisme du dix-neuvième siècle. Si Mircea Eliade a utilisé le terme “redécouverte”, cela nous informe sur le fait que théoriquement, les symboles n’ont jamais vraiment disparus. Comment cela se fait-il ? Ce serait en lien avec leur dimension spirituelle. 

En effet, de tout temps l’homme a besoin du spirituel et le mythe, l’image, le symbole, répondent à ce besoin.
Comme ce besoin est immémorial, on ne peut pas mutiler, ni cacher ou camoufler les symboles. On ne peut pas les supprimer car ils sont un besoin constant. Ils voyagent à travers les siècles grâce au riche et gigantesque véhicule qu’est la littérature. Mircea Eliade nous dit que cette dernière leur a permis une hibernation. 

Privilégies tu une utilisation des signes de façon universelle ( un point à la fin d’une phrase, deux points pour expliquer,…) ou est ce que tu t’orientes vers une déconstruction du code universel, en te basant sur la sémiologie toujours, pour tendre vers un code plus (sens)ible ?

Je ne m’oriente pas vers une déconstruction du code universel simplement par ce que c’est trop différent en fonction de chaque peuple : et encore faut-il que chaque peuple ait écrit, laissé des traces, ce qui n’est pas systématique ! Donc ce ne serait pas un point de vue « global » pour moi, or la symbolique est le liant « universel »par excellence. 

D’ailleurs, à ce propos une anecdote étymologique : le sumbolon ! 

Qu’est ce qu’un sumbolon ? c’est l’assemblage parfait mais brisé d’une poterie en terre, formé de deux morceaux contigus de l’objet qui constituaient un assemblage parfait identique à l’objet d’origine, lorsque les deux éclats étaient à nouveau réunis par leur porteur.
Pour conclure un accord, dans la Grèce antique, les deux parties contractantes brisaient un tesson de poterie et cela tenait lieu de contrat, lorsqu'ils rassemblaient les deux morceaux afin de les emboiter parfaitement. Les deux ambassadeurs pouvaient alors se reconnaître et s’allier. 

En littérature, dans ma formation initiale,  le symbole est l’association de deux réalités pour produire un signe nouveau. Il associe souvent une image concrète à une abstraction. Il transpose l’idée en image et crée des analogies suggestives. 

Les signes comme non-dits ? Passer sous silence par le signe ?

Les signes parlent beaucoup par eux-même. La question est plutôt de savoir si la curiosité peut nous amener à les faire parler.  Le symbole et la symbolique ne sont pas arrivés jusqu’à nous brusquement. Mais l’époque dans laquelle nous évoluons nous démontre, par leur absence, à quel point ils sont importants.
Bien que souvent vidés de leur sens, ils apparaissent de-ci de-là et une nouvelle mythologie fait surface, car il est admis que l’homme ne peut vivre sans récits. 

Ainsi comprendre les symboles c’est apprendre à écouter la musique des sphères. Car tout est signe : Umberto Ecco nous le dit : l’être humain évolue dans un “système de signes” alors il nous faut apprendre à le décoder.

Si l’on part du principe que le code est sensible peut-on parler des signes comme expérience, individuelle ?

Oui, dans une dynamique personnelle, très individuelle, indépendamment de l’histoire du symbole et de son étude diachronique, nous avons forcément une expérience personnelle de l’item en question. Ainsi peut-être parfois notre ressenti sera en accord avec un héritage, faudra-t-il encore être assez curieux pour en étudier les couches et le découvrir. 

Pour toi quelles sont les différentes dimensions du signe ? Visuelle, physique (rapport au corps), sonore, …

Elles sont toutes présentes comme les différentes facettes du symbole. Et différentes également car selon moi il faut vraiment élargir la focale : ce n’est pas nous qui choisissons les différentes dimensions, elles s’imposent à nous pendant l’étude. Et il n’y a pas de recette standard. 

Peut on parler des signes comme véritable expérience ?

Comme je le disais plus haut, les symboles sont quelque part « la substance spirituelle » , ils agissent en véritable miroir de l’homme et de tout temps ils ont fait partie de l’expérience sensible.  Ici je me permets de faire la distinction entres signe et symbole. 

Le symbole ne doit pas être confondu avec le signe, car il n'est pas conventionnel et intellectuel, mais appel de l'imagination sensible vers un spirituel qu'il suggère sans le signifier - ( Souriau Anne, Vocabulaire d'esthétique, Presses Universitaires de France, 2010, Paris. ) 

Nous assistons à une véritable redécouverte du symbole, étudiée notamment par Mircea Eliade, un célèbre historien des religions. Il l’explique par plusieurs raisons, mais la majorité des chercheurs s’accordent pour dire que cela fait suite à l’influence de la psychanalyse : en effet cette discipline remet sur le devant de la scène des mots clés tels que image et symbole pour faire écho au monde de la psyché. 

Aussi, des recherches sur la “mentalité primitive” en anthropologie révèlent l’importance du symbole dans la pensée archaïque et mettent en lumière le fait que les symboles sont essentiels dans les sociétés traditionnelles.

Les signes peuvent-ils vivre seuls ? Sans les mots ? Ou existe-t-il un lien intrinsèque entre les deux ? 

Bien sûr, selon moi les mots en sont le véhicule, ce sont les mots qui me permettent de décrypter les symboles d’un côté. D’un autre côté, la tradition des druides, uniquement transmise par l’oral, est, elle aussi éminemment symbolique.

Comme je le disais plus haut ce sont les mots, la littérature qui a permis aux symboles « d’hiberner » et d’arriver jusqu’à nous mais si les mots ne sont pas présents systématiquement, les symboles le sont. Donc dans une certaine mesure oui, mais les symboles existent préalablement et peuvent exister sans les mots. 


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